Comprendre, dessiner, apprendre
Le début de votre voyage est aussi cryptique que la société dans laquelle vous atterrissez. Vous êtes un Voyageur, nous n’en savons pas beaucoup plus, et arrivez dans la Tour. Un immense édifice qui accueille des villes entières, sur différentes strates. Rapidement, vous êtes confronté aux premières formes d’écriture : des symboles qui viennent s’ajouter, au fur et à mesure de vos découvertes, à une liste dans votre carnet. Lorsque vous croisez votre premier habitant local, vous comprenez enfin : les symboles, c’est sa langue. Il vous parle mais… vous ne le comprenez pas. Il vous demande de l’aide, à ce que ses gestes indiquent.
Là débute véritablement votre aventure. Ce premier puzzle est relativement simple à résoudre, mais il vous dévoile les pans d’un autre, beaucoup plus vaste : celui de comprendre et de décrypter la langue locale. Les symboles s’ajoutent à votre carnet au fur et à mesure que vous en découvrez de nouveaux, que ce soit grâce à des mots échangés avec des habitants ou aux gravures. Avec X, vous ouvrez l’éditeur de texte de la Switch et pouvez noter ce que vous déduisez de son sens. Si ce symbole a été trouvé sur la devanture d’un potier, peut-être a-t-il un rapport avec l’activité du lieu ? Et celui-ci qui revient à tel et tel endroit, a-t-il un rapport avec une politesse quelconque ? Avec le statut d’un habitant ? A vous de voir, de découvrir, de déduire.
Bien sûr, vous ne serez pas livré à vous-mêmes. A intervalle régulier, votre Voyageur dessine dans son carnet des attitudes, des objets, des lieux. A vous de replacer le bon symbole au bon endroit pour en valider le sens. Cela traduit aussi les textes autour de vous, grâce à cette nouvelle clé de compréhension.
Le mythe de la Tour de Babel
Alors que vous pensez avoir compris les ficelles de Chant of Sennaar, que ce soit dans ses énigmes environnementales, dans son histoire, certes cryptique mais bien présente, vous vous heurtez à une nouvelle découverte : il y a d’autres langues. D’autres dialectes, d’autres populations dans les étages supérieurs de la Tour. Et la communication est rompue entre les différents étages. Dès le premier étage, vous saisissez le début de la mythologie du jeu : différentes populations qui ne se comprennent plus, qui empêchent l’ascension de la Tour au sommet de laquelle se trouve Dieu. Les développeurs l’ont eux-mêmes dit mais oui, Chant of Sennaar est largement inspiré du mythe de la Tour de Babel.
Cette fameuse Tour, beaucoup en ont entendu parler, elle fait partie des mythes que l’on connait de nom mais pas forcément dans le détail. Alors arrêtons-nous un instant dessus, vous allez comprendre pourquoi. Tout est raconté dans la Bible : après le Déluge, les populations parlent toutes la même langue. Hommes et femmes regagnent la terre ferme et fondent une ville, dans laquelle ils vont bâtir une immense tour dont le sommet touche le ciel. Dieu en prend ombrage, voyant dans cette construction une offense à sa grandeur, décide de brouiller la langue de cette population qui se comprend. Selon la religion chrétienne, ainsi sont nées les langues du monde entier. Incapable de se comprendre tous ensemble, hommes et femmes de la Tour se dispersent et fondent des villes, nations, regroupements de même langue à différents endroits du globe.
La différence entre le mythe et Chant of Sennaar réside dans ce dispersement. Ici, les différentes populations cohabitent difficilement. Mais elles existent ensemble, strate après strate, tentant de communiquer sans parvenir à se comprendre. Ce sera à vous de faire le lien, la passerelle entre les mots et les idées. Parfois, vous trouverez une inscription inscrite dans deux langues avec la même signification. Souvent il faudra déduire des situations les différences de langages. Dans un dialecte, il y a des symboles pour désigner le pluriel, parfois c’est dans la répétition du même signe que l’on désigne une multitude. Au fil des heures de jeu, vous appréhendez de plus en plus facilement les glissements de langue, les modifications, les logiques inhérentes à chaque variation.
Tout est affaire de langage
Par bien des aspects, Chant of Sennaar est un puzzle game malin, inventif et particulièrement audacieux. Les gammes colorées répondent aux différentes strates, elles-mêmes modifiant le langage et la façon d’appréhender la communication. Au milieu de tout cela, vous serez amené tantôt à vous infiltrer, tantôt à résoudre des puzzles environnementaux, tantôt à juste vous balader dans ces environnements gigantesques et ces architectures parfois improbables. Les couleurs jouent à la fois sur leur signification que sur l’atmosphère qu’elles distillent : le jaune chaleureux révèle un environnement aride et presque vide ; l’écran passe presque en noir, blanc et gris lors des phases d’infiltration et de discrétion ; le bleu froid rehaussé de gris et de rouge donne une ambiance plus menaçante.
Le jeu de couleurs est à lui tout seul un nouvel élément de langage qui donne à Chant of Sennaar une profondeur supplémentaire. Et si on veut en rajouter une couche, on peut aussi évoquer le langage spécifique au jeu vidéo : celui de la manette, du gameplay et de son évolution au fur et à mesure du jeu. L’utilisation de l’éditeur de texte de la Switch pour prendre ses propres notes sur les symboles est une fonctionnalité aussi intéressante que nécessaire vu le propos. De même les dessins cultivent l'ambiguïté de votre traduction : ce dessin signifie-t-il qu’il faut trouver “toi” ou “par-là” ? Petit à petit, vous vous placez totalement dans la peau d’un explorateur, mais aussi d’un linguiste. Et les plus amateurs de ce type de jeu pourront rapprocher Chant of Sennaar à Glyph (et pour les autres, allez voir !), un projet de recherche ludique sur la construction et le décryptage d’écritures bien réels dont on ignore encore tout aujourd’hui.
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