Fait n°5 : La remasterisation Switch (récidive n°2)
- Date du crime : 14 mai 2021
- Lieu du crime : Nintendo Switch
- Complice : Kaori Miyachi
C’est en 2021 que la majorité des Occidentaux découvrent la série au travers d’un Nintendo Direct diffusé le 17 février. Une compilation contenant les deux jeux, complètement remasterisés pour la Switch, est alors prévue pour le 14 mai. C’est donc une bonne occasion pour les Occidentaux de découvrir la série, à un détail près : le jeu n’est traduit qu’en anglais. Dommage. Mais l’origine de cette version n’est pas dénuée d’intérêt.
Ce remaster n’est pas un projet initié par Nintendo à l’origine, mais par le studio japonais Mages (qui est un anagramme du mot Games et qui forme l’acronyme de ses activités : Music, Animation, Games, Events, School [jeux éducatifs]). On leur doit de nombreux jeux, visant majoritairement le marché japonais (souvent à licence comme Steins;Gate ou Psycho-pass), sortis généralement sur les consoles de Sony (PSP, PS Vita, PS2/3/4), mais aussi sur celles de Microsoft (Xbox 360 & One). L’une de leur plus grosse contribution sur console Nintendo est l’écriture du scénario pour Bravely Default. L’écriture de scénario est en effet une corde à leur arc puisqu’ils ont réalisé plusieurs light novels en jeu vidéo.
Lors de réunions avec Nintendo (que je soupçonne faites pour la prise en main des kits de devs Switch), des personnes de Mages en ont profité pour mentionner un potentiel projet de remake de Famicom Detective Club. Au cours des réunions suivantes, les mêmes personnes revenaient à plusieurs reprises pour montrer quelques essais qu’ils avaient réalisés : ils contenaient des croquis et une ébauche de ce à quoi le projet final devrait ressembler. Ainsi, à chaque occasion, les personnes de Nintendo avaient droit à des remarques « Regardez ! On a mis cela à jour, qu’en pensez-vous ? », « Ah, nous avons aussi revu cela. » Ces petits échanges ont duré près d’un an et sont parvenus aux oreilles de Yoshio qui s’interrogeait sur le sérieux des personnes qui voulaient échanger sur un tel projet. C’est en étudiant le dossier que l’équipe avait réalisé qu’il put ressentir leur enthousiasme et une réelle volonté d’initier un projet de refonte. En voyant le travail graphique réalisé, il ne put qu’en être convaincu. Lors d’une rencontre, l’équipe de Mages proposa de jouer à une démo. Cette démo reprenait une scène complète de The Missing Heir. Les graphismes étaient animés et même parfois doublés. L’équipe présenta alors leur feuille de route complète pour le projet, listant tout ce qu’ils souhaitaient faire, dont un doublage complet.
Cette histoire de doublage surprit beaucoup Yoshio et l’amena à se remémorer l’expérience de la création de la série. Le doublage n’était pas une option permise à l’époque de la Famicom et cette réinvention de la série pouvait tirer partie des nouvelles fonctionnalités permises par l’évolution du matériel. Cela le convaincu que l’expérience valait le coup d’être lancée.
Lorsque Nintendo travaille avec un studio externe, elle met en place un coordinateur. Le rôle de celui-ci est de faire constamment le lien entre les équipes externes et internes. Pour ce projet de remasterisation, c’est Kaori Miyachi, une coordinatrice de Nintendo qui a travaillé avec Yoshio et Mages. Si Kaori a beaucoup travaillé à ses débuts sur la localisation japonaise des jeux développés par des studios partenaires étrangers (Battalion Wars 2, Art Academy…), elle a très vite évolué vers un rôle de coordinatrice permettant de faire le lien entre les équipes de développement externes et Nintendo. Elle a par exemple assisté à tous les Super Smash Bros depuis l’épisode Brawl (Wii). Pour découvrir la série, Kaori a pour le coup pu jouer aux deux premiers épisodes sur 3DS (via la console virtuelle), avant leur remasterisation sur Switch.
Le développement du projet se déroula plutôt bien dans l’ensemble, et le jeu fut dévoilé en septembre 2019 pour une sortie japonaise au cours de l’année 2020. Un retard est sûrement venu accuser le coup, mais le projet fut ensuite
reporté à 2021 avec une sortie mondiale. Il y a fort à parier que le Covid a été une cause du retard.
Par ailleurs, Yoshio apprécie vraiment de travailler avec Mages. Pourtant, il avoue, lors d’une interview réalisée pour l’édition collector japonaise, qu’il ne se voit pas reprendre la plume pour écrire un troisième épisode inédit. Cependant, Yoshio fonctionne souvent au déclic.
Une fois le remaster finalisé, ce sont les animations faciales des personnages qui le persuadent soudainement. Voir les personnages sourire, cela l’inspire… et il imagine alors Emio, un potentiel nouveau meurtrier. Mais c’est à ce moment-là une simple idée.
Fait n°6 : Emio, l’homme au sourire
- Date du crime : 29 août 2024
- Lieu du crime : Nintendo Switch
- Complice : Kaori Miyachi
C’est le jeu qui nous amène à réaliser ce dossier. Ce nouvel épisode est le premier nouveau jeu de la série depuis de nombreuses années et surtout, le premier à être localisé en français. Cette fois-ci, on vous invite à mener l’enquête sur le meurtre d’un collégien. Le point le plus troublant de cette affaire est un indice qui n’est pas sans rappeler une ancienne série d’affaires non résolues... Allez-vous marcher sur la piste d’un tueur en série surnommé « l’Homme au sourire » ? Qu’est-ce qui le pousse ainsi à refaire surface après 18 ans ? Ou bien est-ce l’œuvre d’un copycat ?
Pour cet épisode, vous reprenez le rôle du protagoniste masculin, mais vous continuez à assister Ayumi dans cette enquête assez lugubre qui vaut au jeu d’être noté PEGI 18. De mémoire, rares sont les jeux édités et financés par Nintendo à porter une telle notation. Ne me venaient en tête que Bayonetta 2&3 (qui ne sont que PEGI 16), mais il y a Devil’s Third, co-développé par Nintendo, et Eternal Darkness, publié par Nintendo et ayant obtenu la notation M pour « Mature » par l’ESRB (notation américaine), tout comme Conker’s Bad Fur Day. On peut donc dire que ce jeu est le premier de Nintendo à obtenir une telle notation.
Nous avons abordé dans le fait précédent que Yoshio a pensé à Emio à la toute fin de la remasterisation des deux premiers épisodes. Mais il n’a pas lancé de développement, loin de là. En fait, il avait parlé de son idée à Kaori. Ce n’est que plus tard que celle-ci reparle d’Emio à Yoshio en lui demandant comment l’idée avait évolué. Cette question anodine est révélatrice pour lui. Par le petit pitch qu’il lui avait fait, il avait su titiller son intérêt au point de toujours vouloir en savoir plus quelques mois plus tard. Le pitch en question était l’idée de base : une victime est trouvée morte avec un sac en papier sur la tête. En tête, il avait juste le nom du tueur (Emio) et la notion d’homme au sourire.
Yoshio avait alors de plus en plus envie de travailler sur ce scénario et souhaitait retravailler avec Mages, mais il ne se voyait pas le faire seul. C’est ainsi que Kaori se retrouva embarquée dans l’aventure… sans plus rien lui raconter de l’histoire ! Il ne va alors lui demander que des choses « bizarres ». Par exemple, il ne s’estime pas bon pour imaginer des noms de lieux ou de personnages. Il essaye de mettre ces éléments de côté pour continuer à travailler, mais ces blancs lui rongent parfois l’esprit.
Il se dit alors qu’il pourrait demander à Kaori quelques idées pour ces noms manquants. Il ne lui donne cependant que très peu d’informations, parfois tenant en une phrase ou deux, pour déterminer le nom d’un lieu ou d’un personnage. La description des personnages n’avait aucun rapport avec l’enquête. Elle ne savait donc pas si ceux-ci étaient suspects, témoins ou victimes. Il lui demandait aussi des idées d’éléments qui pourraient venir perturber l’enquête.
S’il ne veut rien dire à Kaori, c’est en réalité pour créer un fossé entre elle et le scénario : si elle est trop partie prenante, elle ne pourra pas juger objectivement le résultat final. Yoshio souhaite qu’une fois qu’il aura terminé une version qu’il considérera comme finale du scénario, il la fera lire à Kaori qui découvrira ainsi tout de A à Z, de même que la finalité des différentes demandes.
Une autre de ces demandes spéciales fut de dessiner plein de smileys, sous forme de visages souriants. En combinant des yeux et une bouche noircie dans deux de ces dessins, le sourire d’Emio fut né. Vous pouvez en voir la conception ci-dessous avec les éléments retenus en rose.
Pour prolonger quelque peu l’immersion de Kaori, Yoshio lui a fait livrer un ensemble de DVD de films qu’elle a trouvés au premier coup d’œil sanglants ou horrifiques. Cela ne la motivait pas du tout à en voir certains, mais avec l’insistance de Yoshio et beaucoup de courage, elle s’y est mise et elle a finalement passé un bon moment. En procédant ainsi, il voulait que Kaori ressente toutes les astuces utilisées par ce genre de films. Les pauses, l’utilisation du bruit, les coupes et les transitions utilisées dans les jeux trouvent leurs origines dans ces films. Revers de la médaille, Kaori a alors demandé à Yoshio de lire différents mangas qu’il a trouvés très dramatiques.
Le scénario est aussi important que le tueur pour Yoshio. Il ne souhaite pas avoir un tueur qui tue sans raison. Il apprécie ainsi réfléchir et fournir une explication de la raison qui a amené un tueur à commettre un crime. Ainsi, si Yoshio aime les histoires effrayantes, il n’est pas forcément fan des effusions de sang. Il préfère largement avoir une histoire dans laquelle la tension monte crescendo dans l’objectif de glacer le sang. Dans certaines scènes, il est quelque peu obligé de montrer du sang, soit parce que c’est une conséquence logique de l’action, soit pour un petit coté artistique.
Mais il ne souhaite pas que la brutalité soit un point central. Il estime qu’il y a de nombreuses façons de susciter l’effroi sans tomber dans le gore. Pour lui, Famicom Detective Club doit plus jouer sur l’effet psychologique que sur l’image, sans pour autant la négliger, telle la capture ci-dessus où le "visage" du criminel se reflète dans la pupille de la victime.
Si jamais vous vous interrogez sur la manière dont Yoshio travaille sur la conception après la rédaction, dites-vous qu’il travaille d’abord avec un simple tableur ! Dans celui-ci, il détaille chaque scène, avec leur arrière-plan, la musique qui est jouée, à quel moment. Il y précise aussi les conditions à respecter pour passer à la scène suivante.
Il existe un petit outil interne qui permet de charger les fichiers créés pour simuler le gameplay. On pourrait qualifier cet outil de « moteur de logique ». Il permet de tester la logique décrite dans le tableur mais aussi le moteur. Il est ainsi arrivé à plusieurs reprises que Yoshio reste bloqué sans savoir quelle action il n’avait pas réalisée pour passer à la suite. Vous avez un aperçu ci-dessous mais les informations sont volontairement floutées.
Cette fois-ci, il a demandé à Kaori de tester elle-même la logique du jeu. Expérience qui fut... décevante. Yoshio lui avait pourtant dit : « Allez-y ! Vous pouvez être honnête avec moi ! », et il a obtenu comme réponse : « Je ne me suis pas aussi amusée que cela. ». Imaginez donc le moment de solitude de Yoshio, fier de son résultat, qui se prend l’équivalent d’un mur. Elle trouvait que ce nouvel épisode n’était pas...gratifiant. Qu’on subissait l’histoire, qui était pourtant bonne, mais qu’on avait une aventure assez compliquée et que la difficulté n’était pas récompensée.
Yoshio était sidéré par cette remarque. Depuis le début de la série, il a pris pour habitude de travailler seul et souhaite que les énigmes à résoudre ne soient pas trop faciles. Mais il a fini, à force, par les rendre trop compliquées, ce qui brise le plaisir de jouer. Buter face à une énigme trop retorse apporte de la frustration. Cela peut arriver une fois ou deux dans l’aventure, mais au-delà, cela devient problématique et n’est pas du tout l’effet recherché. Surtout que cet épisode apporte une nouveauté qui est devenue une contrainte : le doublage. À l’époque de la Famicom, Yoshio pouvait corriger les textes selon son bon vouloir quand il estimait que les formulations ou informations données n’étaient pas bonnes. Ici, le doublage a été réalisé à partir du scénario validé. Il n’était plus possible de changer les lignes de texte.
Pour cette raison, un système un peu différent a été envisagé. Dans les dialogues, certains mots se retrouvent mis en surbrillance (de couleur orange) afin de bien mettre en évidence leur importance. Cela est fait pour que l’attention soit attirée sur des détails (soit importants, soit trompeurs) afin que le joueur remarque plus facilement quand le personnage qui lui parle raconte n’importe quoi. Ainsi, cela évite que le joueur soit trop facilement perdu et ne se mette à tester toutes les options possibles en cliquant partout. Cela finirait par sortir son esprit du jeu. Pour ceux qui estimeraient que cette option facilite trop le jeu, celle-ci est désactivable.
Un autre élément qui peut troubler les joueurs est l’époque à laquelle se déroule le jeu. Comme vu ensemble, les jeux ont été réalisés à la fin des années 1980, avec un aspect un peu old-school. Même si le second jeu est un prequel, cela permet de suivre la progression de personnages ainsi que de l’agence de détectives à laquelle ils sont associés. Elle s’appelle l’agence Utsugi, du nom de son patron, Shunsuke Utsugi, qui était seulement mentionné dans le premier jeu et fait son apparition dans le second. Seulement entre 1988 et 2024, 36 ans sont passés.
S’il n’était pas souhaité que les personnages aient vieillis, l’époque, les méthodes et équipements ont changé. Donc il s’est posé la question, entre autres, de l’ajout des téléphones portables. Il a été préféré d’incorporer des téléphones portables à clapet, plutôt que des Smartphones pour garder cet esprit old-school.
Enfin comme pour beaucoup de jeux, il faut essayer de viser une audience la plus large possible, sans dénaturer la série. Si celle-ci vise un marché de niche, elle ne doit pas se priver pour autant des joueurs qui pourraient potentiellement être intéressés. Pour cette raison, une traduction plus large (incluant le français) a été réalisée, puisque c’est ce qui a été le plus reproché au remake précédent. Le jeu a aussi adopté un peu plus de couleurs chaudes, pas de façon constante, mais dans les moments où la noirceur n’est pas un prérequis. Cela rend le jeu moins oppressant, chose qui aurait pu rebuter une partie des joueurs. Tout comme pour les jeux précédents, un peu d’humour est toujours présent.
Cela a d’ailleurs apporté quelques moments embarrassants lorsqu’il fallait expliquer aux équipes de traduction le sens de certains jeux de mots, lesquels ne sont pas toujours possibles dans chaque langue. Pour l’exemple, en continuant à faire un parallèle avec la série Ace Attorney, il y a l’inspecteur « Dick Tektiv » qui se comprend évidement en tant que jeu de mots de « Détective ». En anglais, le personnage est connu sous le nom de « Dick Gumshoe ». Ce sont deux mots d’argot qui veulent chacun dire « détective », mais avec des nuances. Dick est aussi un prénom (ce qui est ici le cas), mais peut aussi être une insulte ou être traduit par « bite »). Pareil pour Gumshoe qui signifie donc détective, mais aussi l’idée de quelqu’un qui fait un travail de terrain, et peut désigner un junior. En japonais, son nom est « Keisuke Itonokogiri », qui est une contraction entre le mot « scie sauteuse » et le nom d’un rockeur japonais. Donc non, la localisation n’est pas toujours un travail facile ni évident.
Petite nouveauté ajoutée pour cet épisode, si vous avez joué au remaster des deux premiers et disposez donc d’une sauvegarde, les dialogues au début du jeu seront différents avec vos partenaires. Ils seront moins introductifs et plus « directs » puisque dans un tel cas, vous les connaissez déjà. Mais si vous souhaitez avoir un avis critique,
sachez qu'un test et plusieurs previews ont été réalisés sur PN.
Vous pouvez (re)
lire la première partie de ce dossier Dans les coulisses de Famicom Detective Club : La Genèse, ici.
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