Si Ubisoft a finalement réagi fortement par la mise à pieds de différents membres importants du groupe et la démission de personnalités, le mal est fait. Un énorme gâchis pour cette entreprise française, qui avait passé ces dernières années à multiplier les studios de développement à travers le monde pour pouvoir créer en parallèle des projets toujours plus ambitieux, réalisation des ambitions d’une famille bretonne qui a toujours cru dans le jeu vidéo, la famille Guillemot.
Malheureusement, le constat est amer désormais, le groupe ayant atteint une taille critique qui avec du recul montre qu’il est bien difficile de gérer tout ce monde et garantir à l’ensemble de ses employé(e)s la quiétude nécessaire. L’organisation tentaculaire et hiérarchique a montré ses limites, l’affaire étant d’autant plus grave quand elle touche des membres haut placés et le cercle de l'entourage de l'actuel PDG. Et bien évidemment se pose la délicate question si le PDG Yves Guillemot était au courant de ces problèmes et ce qu’il a pu diligenter lorsqu’il a été mis au courant.
Une sacrée douche froide pour un patron visionnaire qui avait conservé cette fibre familiale dans son management. Laissons la justice enquêter et punir les faits qui seront avérés, mais il est clair que les temps vont être mouvementés pour le groupe dans les prochains mois. Espérons que cela ne remette pas en cause des projets en cours (on pense notamment aux partenariats entre Nintendo et Ubisoft, ce genre de mauvaise publicité ne va surement pas inciter Nintendo a confié ses IP au studio français dans l’immédiat sans l’assurance d’un grand changement) et il faudra surveiller l’attitude de son partenaire le géant chinois Tencent, actionnaire à 5 %.
Le point actuel sur les départs et les suspensions
Dès le vendredi vendredi 26 juin, l’agence Bloomberg évoquait la suspension de M. Maxime Béland (il a remis sa démission avec effet immédiat) et de Tommy François, en plus de « nombreux autres employés ». Les deux hommes occupaient respectivement les postes de vice-président à l’éditorial, à Toronto, et de vice-président à l’éditorial et au service créatif, à Paris.
Ashraf Ismail, directeur créatif du prochain Assassin’s Creed : Valhalla devant paraître cet automne et travaillant au studio de Montréal, a été également mis sur la touche, accusé de divers agissements. Il a présenté des excuses.
Je me retire de mon projet bien-aimé pour gérer correctement mes problèmes personnels. Les vies de ma famille et la mienne sont brisées. Je suis profondément désolé pour tous ceux qui ont été blessés par cela. Il y a des centaines de personnes talentueuses et passionnées qui s’efforcent de créer une expérience pour vous et qui ne méritent pas d’être associées avec ça. Je leur souhaite le meilleur.
Ce départ est une sacré épine pour Ubisoft, car la franchise Assassin's Creed fait partie des plus lucratives du groupe, chaque nouvel épisode étant toujours un événement, même si au niveau de la Switch, nous n'aurons pas plus d'efforts de portage de la franchise que ce que nous avons eu sur Wii U.
De nouvelles annonces sont tombées durant le week-end. Selon le communiqué de presse d’Ubisoft, le numéro deux de l’entreprise, M Serge Hascoët, « a choisi de démissionner de son poste de Chief creative officer, avec effet immédiat. Ce rôle sera assumé dans l’intérim par Yves Guillemot, PDG d’Ubisoft ».
Autre départ, M Yannis Mallat, « dirigeant des studios canadiens d’Ubisoft depuis 2006, quitte ses fonctions et la Société avec effet immédiat. Les récentes allégations apparues au Canada à l’encontre de nombreux salariés ne lui permettent pas de continuer à assurer ses responsabilités », a détaillé l’entreprise.
Ubisoft va nommer un nouveau responsable monde des ressources humaines, en remplacement de Mme Cécile Cornet, qui a décidé de démissionner de ce poste et ce dans l’intérêt de l’unité du groupe.
Des départs qui font suite aux vastes enquêtes internes connues dès le 26 juin, suite aux premières dénonciations et accusations « de mauvaise conduite et de comportements inappropriés », visant tout particulièrement les bureaux canadiens, de Montréal et Toronto, mais aussi ceux de San Francisco, au Brésil ou en Suède sont également dans la tourmente. Ubisoft souhaite montrer qu’elle a pris la mesure du problème et veut profondément réformer ses structures internes.
Nous sommes déterminés à mettre en œuvre des changements majeurs dans notre culture d’entreprise.
Ubisoft n’a pas été en mesure de garantir à ses collaborateurs un environnement de travail sûr et inclusif, a regretté M. Guillemot, cité dans le communiqué diffusé tôt dimanche matin. Ce n'est pas acceptable. Tout comportement toxique est en opposition totale avec les valeurs avec lesquelles je n'ai jamais transigé et avec lesquelles je ne transigerai pas. Je suis plus que jamais déterminé à mettre en oeuvre des changements profonds afin d'améliorer et renforcer notre culture d'entreprise, déclare Yves Guillemot, CEO d'Ubisoft. Alors que nous nous engageons collectivement à construire un Ubisoft meilleur, j'attends de tous les managers du Groupe qu'ils accompagnent leurs équipes avec le plus grand respect. J'attends également d'eux qu'ils s'attèlent à mener ce changement nécessaire, avec comme ligne de conduite ce qui est le mieux pour Ubisoft et tous ses collaborateurs.
M. Guillemot « supervisera personnellement une refonte complète du mode de collaboration des équipes créatives », a promis Ubisoft, qui parmi ses franchises à succès, compte les séries « Assassin’s Creed », « Far Cry », « Rayman » ou encore « The Crew ». L’entreprise, qui compte 18.000 salariés dans le monde, « a également décidé de restructurer et renforcer la fonction » ressources humaines et va faire « auditer et améliorer ses procédures et politiques » en la matière, a-t-elle assuré.
Ainsi le journal
Libération, dans sa une du jeudi 2 juillet qui a marqué les esprits, apporte les indications suivantes :
Création immédiate d’un poste de «Head of Workplace Culture» («responsable de la culture d’entreprise», en VF), confié à Lidwine Sauer, jusqu’alors au laboratoire de recherche interne de l’entreprise. Sous la supervision directe du PDG, Sauer aura la charge de coordonner un groupe de travail qu’elle constituera. Un poste de responsable «Diversité et Inclusion» voit également le jour. Guillemot annonce la mise en place de groupes de discussion – qui existent déjà dans l’entreprise de façon informelle – dont la conduite sera confiée à des «facilitateurs externes» afin de recueillir la parole et les suggestions des employés. Avant l’envoi à tous les salariés d’un questionnaire anonyme qui servira de base de travail à une société de conseil pour améliorer les procédures et le fonctionnement internes. Enfin, l’utilisation de la plateforme d’alerte confidentielle en ligne Whisply sera étendue aux cas de harcèlement et de discrimination, et les plaintes seront examinées par des juristes et un comité de spécialistes RSE (responsabilité sociétale des entreprises).
Des annonces fortes mais contrebalancées par des questions : pourquoi l’outil en ligne Whisply mise en place depuis 2018 ne prenait pas en compte les discriminations et les harcèlements alors que l’actualité de l’époque aurait déjà dû inciter le groupe à les mettre en place. Comment Yves Guillemot ne pouvait pas être au courant un minimum de certains problèmes ? Mais maintenant qu’il est au courant, pourra-t-il mettre en place une organisation vraiment fiable et ramener la confiance ? Il est clair qu’il va être jugé sur pièce désormais.
Le problème n’est pas seulement Ubisoft mais le milieu du jeu vidéo
Comme l’explique assez bien au sein de la presse canadienne Gabrielle Trépanier-Jobin, professeure en jeux vidéo et industries culturelles à l’UQAM, ces révélations devaient arriver tôt ou tard car il y a un sexisme « systémique » au sein de cette l’industrie, avec une représentation des personnages féminins peu valorisée malgré des progrès récents. Avec 5 à 10 % de femmes dans les métiers de production, il reste beaucoup de chemin à parcourir aux femmes pour grimper dans la hiérarchie.
Ceci est à prendre en compte dans les accusations actuelles de certaines femmes, indiquant clairement l’impossibilité de réelles promotions pour les femmes et surtout des relations toxiques entre membres des ressources humaines et certains patrons de pouvoir, empêchant vraiment une réaction pour protéger les victimes, qui ont choisi de quitter l’entreprise ou de faire le dos rond pendant de nombreuses années. Rappelons que les violences ont également touché des hommes au sein du groupe, le problème ne concerne pas uniquement les femmes.
Parfois, l’absence fréquente de conséquences pour les employés dénoncés est liée directement à l’importance accordée au talent dans cette industrie. Il y a un côté “star-system” qui fait en sorte de protéger les gens qui ont du talent.
Ce n'est pas la première fois qu'on parle des intouchables, ces créatifs de talents qui apportent des millions à une entreprise par leur talents et dont on préfère mettre des œillères ou on arrondit les angles pour taire certains traits de caractères qui pénalisent les employés placés sous ses ordres.
Et si au départ, ce sont des évènements qui semblaient avoir eu lieu surtout lors de challenges e-sport ou de fêtes pour lancer un produit (une soirée Far Cry trop arrosée semble avoir très mal tournée), on se rend compte que tout cela devient beaucoup plus compliqué pour le groupe quand les personnes visées sont tout simplement les responsables de franchises importantes, en particulier Assassin’s Creed. Les langues se délient et on constate la multiplication des comportements toxiques dans le quotidien et cela fait froid dans le dos. On se demande comment on peut en arriver à ce point-là et surtout, comment depuis l’affaire Harvey Weinstein, il n’y a pas eu une prise de conscience beaucoup plus rapide pour remettre à plat tout cela.
Si de nombreux employés sont choqués par ces révélations et regrettent de ne pas avoir vu cela assez tôt, maintenant se pose la question de comment arriver à surmonter tout cela. Ubisoft ne sera pas la seule entreprise à connaître un tel scandale, elle reste une vitrine au regard de sa renommée et son poids dans l’industrie du jeu vidéo, qui après le sport et le cinéma, se réveille avec la gueule de bois et doit regarder en face les dérives existant depuis des dizaines d’années.
Être une femme dans les jeux vidéo n’est pas simple
C’est un constat, de nombreuses jeunes femmes ou femmes cachent leur identité sexuelle sur les réseaux sociaux ou dans les tournois e-sport non publiques, car trop souvent stigmatisées ou recevant des injures particulièrement violentes. Des attaques que la grande majorité des hommes ne recevraient pas. A croire qu’elles n’ont pas le droit à la reconnaissance de leur talent, ou avoir le droit de jouer comme les garçons. Est-ce une tare pour un garçon de se faire battre par une fille sur un Fornite, un Super Smash ou un autre titre ? Pour certains, c’est clairement oui, et quand l’amour propre est touché, la réaction est totalement déséquilibrée.
Elles sont rares ces femmes à avoir fait leur place dans le monde du jeu vidéo et d’être respectée en toute occasion. On pourrait citer Kayane parmi les françaises, dont le parcours n’a pas été facile, mais il suffit de lire les posts de suivi de retransmissions sportives pour voir que les joueurs qui suivent ses compétitions ont bien du mal à leur propre niveau à conserver des commentaires respectueux. Certains messages sont vraiment navrants et violents.
On pourrait également rapprocher ce sexisme avec les commentaires de femmes ayant annoncé tels leaks autour d’un jeu. Pas besoin de creuser très loin, les exemples d’Emily Rogers et de Laura Kate Dale, conspuées dès qu’une de leur affirmation ne se révélait pas totalement exacte alors qu’on continue à écouter l’analyste Michael Pachter sans aucun problème, lui qui s’est montré totalement à côté de la plaque dans de nombreuses projections concernant la Nintendo Switch.
Ubisoft n’est qu’un nouvel épisode de la fin de l’omerta dans différents secteurs culturels et sportifs, la route est longue et gageons malheureusement que d’autres scandales feront les choux gras de la presse, un milieu qui sera également lui-même pointé du doigt à coup sûr un jour ou l’autre.
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